Chapitre 1 : Guerriers.

Le vent est comme une immense vague qui s'engouffre au coeur de la faille rocheuse et qui balaye tout ce qui se trouve sur son passage. Le cri de la tempête résonne contre les parois dans un hurlement à glacer le sang, le coeur et l'âme de ceux qui vivent en contrebas de la montagne. Les locaux comparent ce bruit à l'appel du Néant. Il est long, grave, déchirant.
Il fait écho aux carcasses rouillées qui bordent la route, aux épaves d'une époque désormais passée, aux stigmates d'une guerre qui s'est achevée.

La paix est fragile, mais elle a le mérite d'exister.

Il y a aussi une femme, sur la route. Elle monte un cheval pâle couvert de poussière, qui descend la route sinueuse qui grimpe la montagne. Elle ne porte pas un regard sur les cadavres qui ont été suffisamment rongés par les charognards et par le temps. Elle va en tête d'un groupe de quatre cavaliers, et quitte le champ de bataille pour suivre la guerre, où qu'elle se trouve.

" C'est une erreur de croire en ces hommes. Ils ne sont pas comme nous, ils ne sont pas comme toi. "

" Ils savent qu'ils ne peuvent rien contre la montagne. Vingt ans de guerre et de domination pour se retrouver face au mur. Ils ne pourront pas nous vaincre, s'ils tentent de nous trahir. "

" Ce n'est pas nous qu'ils veulent. C'est elle. "

Le cheval pâle s'arrête sur un claquement de langue de sa cavalière. Cette dernière se retourne vers ses compagnons de route : une femme, noire comme la nuit et au regard de feu, et deux hommes fatigués et aigres. Son regard se fait dur, et elle désigne la femme de son menton.

" Ces hommes ont réussis à arrêter la guerre et à parler de paix. Notre indépendance, contre notre soeur, et sa participation aux combats. Ils n'ont pas le choix. Quand un ennemi est trop fort pour être vaincu, on en fait un allié. Ils ont compris notre force et notre invincibilité. "

" Tu fais confiance à ces hommes ? "

" Je ne fais pas confiance aux hommes, qu'ils soient d'ici ou de là-bas. Je fais confiance à la force. Le Prince Noir doit prendre les armes pour vaincre Varma, au nom de la Cité. Qu'elle se batte pour les Landes, ou pour notre pays, cela n'a aucune importance tant que notre peuple est en sécurité. "

Un homme secoue la tête, tord sa bouche en une grimace.

" Tu ne comprend pas. Tu es une fille qui appartient à ces hommes, et tu ne connais pas notre peuple. "

" Je suis une fille qui s'est battue pour empêcher une lame de transpercer ton gras. Un peu de reconnaissance serait la bienvenue. A défaut de cela, un peu de silence. "

Son regard et son ton sévère dissuade l'homme de répliquer, malgré ses envies belliqueuses. La femme noire offre un regard bienveillant à sa soeur. La cavalière fait claquer sa langue une nouvelle fois, et le petit groupe quitte la route sinueuse pour s'engager dans les plaines, prenant la route de l'ouest.

Ils quittent la cité et les épaves de la guerre, suivant cette dernière où qu'elle se trouve.

" A Sainte Olga j'adresse ma prière, en le jour de sa mort,
Sainte Olga je m'en remet à toi,
Pourvoie mon coeur de tes flammes,
Donne à mon âme les ailes de tes oiseaux,
Entends ma prière Très Sainte Mère,
Et prie Notre Seigneur Sauveur. "

Au dehors la neige crépite contre les vitraux. Des lueurs distantes ondoient, accrochées aux flancs noirs des montagnes. Il n'y a qu'elles dans l'immensité blanche, à l'extérieur. La sauvagerie règne partout ailleurs, hors des murs, dans les vallées, dans les forêts, au pied des montagnes.
Des cierges brûlent dans la chapelle. Ils caressent de leur lumière les effluves d'encens, lourds et paresseux. Leur flamme vacille, harcelée par un courant d'air.
Kara renouvelle sa prière. Autour d'elle, dans toutes les chapelles, des femmes voilées de noir murmurent elles aussi.
La neige crépite contre les vitraux. Seule, pour le moment.

Le soleil se lève comme un baume sur une cité exsangue. Le parfum de la poudre flotte encore dans l'air, et la cendre se dépose avec la poussière, un voile léger mais persistant. Une odeur de métal vient s'y mêler.
Le soleil vient de se lever, mais le bruit des bottes résonne depuis des heures déjà. Les loups sont entrés dans la ville et le hurlement de leurs commandants résonne contre les murs éventrés. Les immeubles vomissent leurs articulations de fer et d'acier, et si le bruit des balles s'est effacé, ce n'est que pour mieux laisser place aux cris des enfants et des femmes qu'on arrache aux bras des pères et des maris.

Un matin, l'ennemi venu de Varma, pays hostile du sud du continent avait traversé le fleuve et remonté les routes jusqu'à la ville frontalière de Miramas, le joyau du sud des Landes. Ils ont ainsi brisé le traité de paix fragile liant les deux pays, signé dix ans plutôt à la fin de la guerre des Deux. Une guerre sanglante entre deux factions ennemies qui avait déchiré un pays en deux.

Varma était de retour, et affichait clairement ses intentions belliqueuses et hostiles. Ses soldats, des chiens fous, obéissent à la cravache et à l'autorité d'un seigneur de guerre. Ils séparent les familles, sous ses ordres.

Sous ses ordres, ils honorent les femmes et tuent un homme sur deux. Le reste des prisonniers, femmes et enfants, sont envoyés au sud pour participer à l'effort de guerre. Ils préparent l'ordinaire des soldats, confectionnent les bottes et les manteaux, font fonctionner les manufactures.
Ils tuent un homme sur deux, les fusillent, les pendent, les éventrent et laisse les organes vitaux se répandre sur le sol.

Le seigneur de guerre porte les revendications violentes de la Venise du Sud. Il est ainsi surnommé, le Boucher de Miramas, et il compte bien laisser des Landes exsangues.

Kara souffle dans ses mains en entrant dans le jardin d'hiver. Les plants de tanaisie ont du givre sur leurs extrémités. Elle inspecte les feuilles puis les fleurs et souffle un remerciement à Dieu.

" Nous ferons encore une bonne cuvée cette année. "

Elle attrape des ciseaux dans l'armoire à outils et se munit d'un gros sac en toile pour la récolte. Une odeur acide et végétale imprègne ses narine et sa bouche alors que les tiges tombent.
Kara entend toujours le crépitement de la neige. Au dessus d'elle le plafond en verre du jardin s'obscurcit doucement. Il va neiger pendant des jours.
L'été s'endort, enterré.

Un son étouffé parvient à ses oreilles. C'est la soeur postée dans le grand clocher qui frappe la cloche en bois. Kara referme le sac en toile et passe les ciseaux à la ceinture de sa bure. A cet instant arrive Varvara, les joues rouges et couvertes de sueur.

" Les Dobrogü ont été aperçus dans les montagnes. La mère demande que nous rentrions toutes. "

Kara jette un regard vers l'extérieur. Le jardin et les murs de l'abbaye sont mangés par le blizzard. Au delà, les formes des pins et des montagnes sont à peine distinguables.

" Viens ! " appelle Varvara, déjà à moitié sortie du jardin.

Kara jette le sac sur son épaule.

" J'arrive. "

Las Ilanuras n'était qu'un, autrefois. Varma n'existait pas, ni même les Landes, et son peuple était uni et fier. Son peuple vivait de la pêche et de l'agriculture, et s'accomplissait par ses traditions. Ils rendaient tous hommage à l'Univers et craignaient son alter-ego, le Néant.

L'Univers est grouillant de vie, de nature foisonnante et tous vivent et meurent selon ses lois.

Le Néant est l'absence, la destruction de la vie et de la mort.

Tous connaissaient et appliquaient ce dogme, des rivages brûlant du sud jusqu'aux monts gelés du nord, des îles de l'est aux colonies de l'ouest, et cela demeure encore, malgré les ravages de la première guerre. Une puissance étrangère, venue du nord, convoitait les ressources et les grands espaces de Las Ilanuras. Supérieure en nombre et en équipement, ils saignèrent le nord du pays et l'occupèrent, repoussant les armées ennemies de l'autre côté du fleuve et dans les montagnes de l'est. Ils prirent tout, érigèrent des cités pour prélever les ressources de la terre et installer leurs usines. Ils colonisèrent la terre pendant des siècles, sans pouvoir abattre les dernières poches de résistance de Las Ilanuras. Le peuple guerrier de l'est s'était emparé de la montagne, et d'une cité millénaire consacrée à l'Univers, et les autres partisans s'assurèrent que la gigantesque mégalopole ne passe jamais le fleuve.
La résistance s'organisait, et le conflit s'éternisait au point de se tarir. A part quelques attentats et quelques raids de répression, la guerre ne fit plus entendre parler d'elle.

La mégalopole avait subie de lourdes pertes au nord, face à une autre puissance étrangère. Elle ne pouvait se battre sur deux fronts. Il lui fallait faire face à son ennemi le plus dangereux, et pour cela, elle devait faire des concessions.

C'est ainsi que sont nées les Landes, Varma, et la Cité des Vents. Si la guerre contre la Cité des Vents a su trouver un terme, encouragée par le peuple et les anciens colons, avides de paix, ce n'était pas le cas de Varma.

Elle souhaitait reprendre ce qui lui avait autrefois appartenu.

Les deux douaniers aux visages rouges approchent autant que possible leurs mains du feu, dans la cuisine de l'abbaye. Le gel sur leurs vêtements termine de fondre et forme des flaques sous les chaises en bois. La mère supérieure est assise avec eux, le visage fermé.

" Ils ne sont pas à cheval, ce qui est chanceux pour vous. " fait l'un des douaniers, aussi jeune et degingandé que son collègue " Mais ils marchent vite. Comme des hommes qui ont faim. "

" Combien sont-ils ? "

" Une cinquantaine. "

" Nous avons de quoi les nourrir. "

Le douanier secoue la tête et son collègue crache dans le feu.

" Non croyez moi, c'est contre vos voeux. Vous pourrez pas les acheter. "

" Alors nous ferons face " déclare la mère supérieure sans altérer son expression hiératique " Ce monastère n'a jamais été pris en quatre cent ans. "

" On restera avec vous. "

" Vous êtes de bons garçons tous les deux. " La mère supérieure se lève " Mangez la soupe, buvez, reposez-vous. Venez à la messe de tout à l'heure si vous tenez au salut de vos âmes. "

Les fusillades s'apaisent et les cris de détresses meurent dans les gorges nouées par la peur. Miramas est pillée depuis des jours, le dernier convoi de prisonniers est sur le point de partir.
Les prisonniers sont rassemblés au centre d'une petite place, entourée par des hommes armés de fusils. Les troupes de Varma veillent le désespoir et la panique des femmes et des enfants qui sont encore présents. Ils pleurent silencieusement pour éviter la cravache et le bâton.

Le Boucher de Miramas n'est plus là depuis longtemps. Il est parti avec ses plus fidèles lieutenants en laissant le gros de ses troupes.

Un brouillard de guerre, constitué de poussières et de cendres, de poudre et de particules, s'est déposé sur la ville. On ne voit rien à des centaines de mètres à la ronde, si ce n'est les silhouettes grossières de ruines avachies et éclatées.

Une pierre roule sur le sol, puis des dizaines avec elle. Un soldat de Varma court, glisse sur le sol et s'adresse rapidement à ses frères d'armes, le souffle court.

" On se replie. Les troupes des Landes sont à proximité. Ce n'est qu'une question de minutes. "

" Quelles troupes ? "

" Aucune idée, mais on doit se replier. "

Le commandant de l'unité hésite un instant, puis acquiesce.

" D'accord. "

Il pose une main sur l'épaule d'un soldat, et désigne les prisonniers du menton.

" Termine le travail. "

Les deux garçons sondent le blizzard, du haut des murs. La chaleur de la soupe est depuis longtemps partie. Quand on leur a dit au bureau de recrutement qu'ils verraient du pays et connaitraient de nombreuses femmes, ils ne se l'étaient pas imaginé de cette façon.

" Là ! "

Ils agrippent les créneaux et regardent vers le bas. Les murs imposants du monastère jaillissent directement de la montagne et culminent au dessus du vide. Un seul accès au Nord permet le ravitaillement de ce lieu désolé. Et c'est par ce côté que des silhouettes incertaines dansent entre les nuées blanches.
L'un des garçons charge son fusil, prêt à tirer. L'autre plisse les paupières.

" C'est des femmes. "

" Ils envoient les femmes les lâches. "

Les ombres étiques de deux cavalières se détachent sur une crête, à bonne distance des combats. La cité exsangue semble reprendre une forme de vie à l'approche des troupes alliées. La cavalière au cheval pâle regarde le ciel et entend la rumeur des combats.

" Nous l'avons retrouvé. Elle était si loin de nos plaines. "

La guerre. La Cité des Vents est sur ses talons. Plusieurs détachements de soldats sont arrivés, et d'autres ne tarderont plus. La cavalière descend de son cheval et retire son chapeau à bords larges pour l'accrocher à la selle.

" Prend tes hommes. Ces soldats n'ont plus de commandement, ils sont vulnérables. Coupe les lignes d'approvisionnement et leurs têtes, aussi. Fais ce que tu sais faire de mieux, scalpe-les. Mais ne pénètre pas la cité. Tes troupes et celles de la Corporation se rejoindront pour entrer dans ma ville. "

" Et toi, que feras-tu ? "

" J'attendrai. "

La femme noire met pied à terre à son tour. Elle est plus grande que sa sœur d'au moins une tête.

" C'est toi qu'ils attendent. "

La guerrière regarde la cité qui reprend des couleurs avec le retour du soleil.

" Il est temps pour toi d'aller et de vaincre, Prince Noir. "

Un petit groupe de femmes approche. L'une d'entre elles aperçoit vite les deux silhouettes des garçons et lève les bras au ciel. Elle lance des supplications tandis que ses compagnes imitent ses gestes. La silhouette inerte d'un bébé est brandie, gelée, noire.

" Je crois qu'elles meurent de faim. " interprète l'un des garçons, maintenant moins sûr de vouloir leur tirer dessus.

" Où sont les hommes... " marmonne l'autre en se penchant par dessus les créneaux effondrés " Où sont vos hommes ? " crie-t-il à l'adresse des femmes. Leur langue massacrée et peu audible dans le blizzard fait hésiter les suppliantes.
L'une finit par s'approcher, la femme au bébé mort. Elle brandit son ignoble fardeau en redoublant ses plaintes.

" Réponds à la question ! " lance le garçon " Ou tu n'auras rien ! Vous pouvez mourir ! "

La femme s'interrompt, son enfant mort suspendu au dessus de sa tête. Elle vocifère quelque chose, crache en direction de la muraille et jette le cadavre noirci. Les deux garçons s'écartent avec horreur pour ne pas recevoir le corps putréfié en pleine figure. Il tombe sur la pierre avec un bruit sourd et glisse en crissant dans la cour.
La femme continue de vomir ses insultes. L'un des garçons arme son fusil, la nausée au bord des lèvres.

" Va mourir sorcière ! "

Il tire un coup de semonce. La femme pousse un hululement féroce et relève sa lourde robe de peau pour pisser dans la neige. L'urine est rouge.

Privé de son commandant, les troupes de Varma stationnées à Miramas sont désorganisées. Les forces de la Cité, menées par la guerrière à la peau noire et au regard sombre, ne perdent pas de temps et harcèlent les troupes ennemies, coupent les voies d'approvisionnement et retardent l'arrivée de renforts potentiels.
Cela fait presque deux semaines que Miramas est en sang, et cela fait trois jours que la Cité est venue à son secours. Les troupes des Landes n'arrivent que plus tardivement. La bataille pour reprendre la ville peut alors débuter.

La cavalière au cheval pâle regarde l'aviation landaise, dans ses prémices, survoler la ville et harceler les troupes ennemies au sol. Elle ne peut qu'admirer la rapidité et la force de frappe de ces engins, qui larguent des grenades à chacun de leurs passages. Elle note un appareil en particulier, un avion d'une teinte rougeâtre qui ose prendre tout les risques pour permettre à ses troupes d'avancer.

Le reste de l'armée landaise reste à l'écart, laissant l'aviation faire son œuvre. Les premiers blindés de la fameuse légion tonnent au petit matin, lançant le signal de l'attaque conjointe des Landes et de la Cité.

Une nouvelle alliance qui se forgera dans le sang et dans les flammes.

Qui se forgera sans elle.

La cavalière laisse le feu prendre une nouvelle fois possession de Miramas. Qu'importe, ses habitants sont probablement tous morts.

Le garçon tire en pleine tête. Un tir magnifique, pile entre les yeux. Les femmes s'enfuient, épouvantées. La furie tombe dans la neige, les jambes écartées, doigts enfoncés dans les plis de sa robe.

" Nom de dieu. "

Les deux garçons guettent la neige, attendent une attaque fourbe, le cri des balles, le chuintement des sabres. Mais rien ne vient. Et il fait froid. Et le corps à moitié nu et sale de la femme est dérangeant.

" On rentre. On va geler. "

Ils descendent dans la cour et tombent sur le corps noir. La tête s'est fendue. Les garçons contournent sans rien dire l'ignoble petit paquet et se dépêchent de rentrer dans le monastère.

" Général, d'après nos informations, les troupes de Varma se sont réfugiées dans la préfecture, en plein coeur du centre ville. Ils sont coincés. Quels sont les ordres ? "

Le général Robert Beckman est assis sur le canon d'un blindé. Ses cheveux blonds et sales sont tirés vers l'arrière, et un morceau de cigare dépasse sous une impressionnante moustache. Son uniforme débraillé et couvert de sang ne laisse aucun doute sur sa passivité lors des combats.

" Pas de prisonniers, Légionnaire. Brûlez-moi tout ça. "

Son regard délavé regarde les corps qu'ils ne cessent de croiser en s'enfonçant dans les ruines de Miramas. Il écrase son mégot avec humeur et repousse les images sombres qui lui viennent en tête.

Kara et les autres moniales ne sont pas autorisées dans le réfectoires, là où l'abbesse et la doyenne écoutent le récit des deux garçons. Pour le moment, personne ne sort pas même dans la cour. Pourtant toutes ont entendu les coups de feu. Toutes ont vu les visages de ces deux garçons, transformés, méconnaissables.
Ils seront bientôt des hommes. Des êtres qui côtoient la mort, qui la donne, qui la reçoivent.
Kara a jeté un long regard à leurs armes. Des fusils, longs et lourds. Des relents de poudre montent dans son nez. Elle touche presque des doigts un monde qu'elle ne connaît pas.

La victoire est arrachée des cadavres exsangues des soldats de Varma, vidés de la moindre étincelle de vie. Mais la victoire est amère, et s'effrite pour laisser place à un constat affligeant. La petite ville a été purgée de ses hommes, de ses femmes et de ses enfants. Il ne reste que la Légion, errant dans la ville fantôme, et les soldats de la Cité qui refluent déjà pour retourner vers le feu de la guerre.

" C'est un sacré charnier. Vous êtes le général Beckman ? "

" Affirmatif. "

" Je suis Kali, le cavalier de la destruction de la Cité des Vents. On m'appelle aussi... "

" Le Prince Noir, je sais. J'ai failli vous tuer dans le col de Durvenir. "

Le sourire de Kali laisse voir ses dents blanches, légèrement rougies par le sang.

" Ah, c'était vous. Quel dommage que votre échec n'ait empêché un combat qui se promettait glorieux. "

Beckman regarde la femme noire avec humeur. Il n'y a presque pas d'étrangers à la Cité des Vents, et il fallait que deux d'entre elles soient les foutues lieutenants envoyés pour soutenir les forces de la Corporation.

" Il n'est pas dit qu'il n'y aura aucun combat. Attendons que la guerre avec Varma soit terminé. "

Le regard du Prince Noir se fait plus sournois et elle lâche un petit ricanement.

" Je vous prend au mot. "

" Où est-elle ? Je croyais qu'elle combattrait avec vous ? "

" Ma grande soeur ne supporte pas la violence. Elle s'est contentée d'assurer nos arrières. "

" Ce n'est pas ce qui était convenu. "

" Zero ne laisse personne la contraindre. Ni l'Univers, ni le Néant, et encore moins votre ministre. "

Beckman et Kali s'échangent un regard noir. Puis le général landais se détourne en soupirant, agacé, et se lisse la moustache d'un geste de la main.

" Je laisse la politique à Blackberry. Contentez-vous de sécuriser les environs, pendant que nous finalisons l'extraction des corps. "

" A vos ordres, général. "

" Peut-être que les guerriers ne vont pas tenter de nous attaquer. Ces femmes étaient comme possédées. Elles n'avaient pas l'air humaine. "

" Qui a tiré ? "

" C'est nous, c'est moi. J'ai tué une femme. Elle a jeté son bébé mort dans la cour. "

" Qu'en avez-vous fait ? "

" Nous l'avons laissé. Les femmes sont parties. "

" Il faut donner une tombe à cet innocent. Réchauffez-vous, nous prenons en charge la suite. "

L'abbesse et la doyenne quittent le réfectoire et demandent Kara.

" Ma fille, couvrez-vous bien le visage et les mains et allez brûler le cadavre dans la cour. Vous me ferez un rapport sur ce que vous aurez vu de son état. "

" Le cadavre ? "

" Vous le verrez bien assez tôt. N'en dites rien aux autres. Ensuite nous irons au dehors des murs. "

" Oui, mère abbesse. "

Kali ralentit l'allure en abordant le sommet de la mesa sur laquelle s'est réfugiée sa soeur d'armes pour observer les combats à Miramas. La silhouette avachie d'un arbre mort et sec abrite la guerrière qui se cache dans son ombre. Un lourd fusil est posé à ses pieds, ainsi qu'un sabre de combat et une paire de jumelles. Le Prince Noir apprécie brièvement la vue dégagée sur les plaines arides et sur les troupes qui se déploient, avant de poser un genou à terre, devant son amie de toujours.

" Nous avons repris Miramas. Le général Beckman n'était pas très content de ton absence, Zero. "

Zero hausse les épaules, un air indifférent sur le visage.

" Il n'aime pas les étrangers. A la lumière de sa vie, on ne peut que le comprendre. "

Elle regarde son bras droit, couvert de cicatrices. Elle connait la douleur de ses brûlures, qui remontent jusqu'à ses épaules et qui retombent le long de son dos. Une brûlure qui n'a cessé de la dévorer en dix ans. Une brûlure infligée par des hommes qui n'aimaient pas les étrangers.

" J'ai été convoqué par le ministre landais. C'est ce que je crois lire entre les lignes. "

" Tu vas te rendre à la capitale ennemie ? "

" Non, tranche Zero avec rudesse. Ce ne sont plus nos ennemis, Kali, tu dois faire attention à ce que tu dis. Le patriarche a été clair là-dessus. "

Kali acquiesce en signe de consentement. Zero n'est pas dupe, car elle sait à quel point la guerre a marquée sa soeur. Elle tente d'esquisser un sourire apaisant, qui ressemble à une grimace, puis se lève.

" Je me rend à la Corporation. Je compte sur toi pour épauler Beckman. "

Zero prend le bras de Kali et colle sa tête à la sienne.

" Prend soin de toi, ma soeur. Que l'Univers porte tes pas, que Begtse te préserve de L'Impie. "

Zero se détache et échange un regard lourd de sens avec le Prince Noir. Elles doivent se séparer, pour l'instant. La cavalière siffle son cheval pâle et quitte la mesa en emportant ses maigres équipements. La guerre se déplace avec elle, tapie dans son sillage.

Kara évolue lentement dans la cour fouettée par les rafales de neige. Elle entend le sifflement sourd et grave de la grande girouette du clocher et les appels distants des animaux de la ferme. Rien d'inhabituel, comme si le cadavre un peu plus loin devant elle était tombé là par hasard.
C'est un enfant. Kara s'accroupit lentement malgré la forte odeur. La peau est noircie par le gel, mais le corps est étrangement boursouflé à certains endroit. Kara écarte du bout des doigts les vêtements.

" Saint Sébastien, protège moi. "

Elle se redresse en plaquant son bras contre sa bouche et part chercher de quoi brûler le corps. Dans l'établi, un cri perçant la fait sursauter. C'était proche. Kara attrape en tremblant un bidon de fuel et une pelle.
Pourquoi la mère abbesse ne fait pas venir les garçons ? Elle regarde longuement au dehors avant de sortir de l'établi. Le cadavre n'a pas bougé. Kara vide le bidon et l'embrase. Elle s'éloigne des flammes, joint ses mains et adresse une prière pour l'âme du petit innocent. Puis elle ramasse la pelle et jette des paquets de neige sur les restes carbonisés.

Le cheval pâle aborde les premières côtes donnant sur les mers de l'ouest quelques jours plus tard. La bête efflanquée est à bout de souffle, pressée par sa cavalière intraitable. Cette dernière décide de lui laisser du mou, de ralentir la cadence et de descendre pour marcher à ses côtés.

La mer est plate, huileuse. Elle est responsable de la remontée de souvenirs lointains, de souvenirs que la guerrière garde précieusement au fond de sa mémoire. Elle vit à l'est, mais c'est les terres de l'ouest qui l'ont vue naître.

Zero interrompt sa marche un instant pour regarder l'horizon. Le vent plie les herbes folles sur son passage. La Corporation n'est plus très loin, le ministre peut attendre encore un peu.

" Mère abbesse, pourquoi ne pas prendre les garçons avec nous... " halète Kara alors qu'elles quittent l'enceinte des murs.
La mère abbesse est une femme sèche d'une cinquantaine d'années, hiératique, avare de paroles. Elle ne répond pas à sa question.

" Ne nous approchons pas d'avantage. "

Elles s'arrêtent à plusieurs mètres de la femme abattue.

" Tu as dit que le bébé avait des bubons. Regarde si cette femme en a. "

Kara fait un cercle autour du corps en prenant bien soin d'enjamber les giclures de sang. La jupe relevée montre une peau déjà attaquée par le gel. Mais l'énorme bubon noir bourgeonnant dans l'aine est toujours bien visible.

" Malade aussi. Je suppose qu'elle voulait le montrer aux garçons pour les intimider, pas pour leur jeter un sort... "

" Maladie et malédiction ont la même racine étymologique. La distinction n'a rien d'évidente. Ma fille, vous allez récolter un échantillon. Nous devons l'envoyer à Jonava. Rentrez vite. "

Elle s'en retourne. Kara n'ose pas lui demander quoi faire du corps.

" Elle sait se faire désirer. Insupportable. Les gens de l'est ne sauraient-ils se doter d'une montre ? "

Un homme marmonne dans sa barbe, agacé et furieux. Son regard électrique ne cesse d'aller et venir de sa montre à la porte du bureau ministériel, et ses pas de le conduire d'un bout à l'autre de la pièce.

" Manque de respect... Aucune éducation... "

Ses pas crissent furieusement sur le parquet. Un soupire vient souligner son parcours.

" Elle a apportée ses troupes et la victoire. On peut tolérer un regard de quelques heures. "

Son regard porte vers le bureau et vers son ministre. Une quarantaine dynamique, un visage rond et bienveillant, une moustache épaisse et fournie vient surligner des lèvres fines et en perpétuel mouvement. Jericho plonge son regard dans les yeux marrons, d'une intensité incroyable, qui pétillent d'intelligence et de malice.
Le conseiller du ministre lève les yeux au ciel et soupire de nouveau, agacé.

" Il est sûr que ses exploits récents valent qu'on cède à son irrespect et à ses caprices. Enfin, vous êtes son ministre ! "

" Je ne suis son ministre que par la force des choses, et parce qu'il s'agit de mon devoir. Mais qu'ais-je fais qui vaille son respect ? Ais-je mis fin à une guerre sanglante entre nos peuples ? "

" Oui, rien que cela ! "

" Non, encore une fois, Jericho. C'est la nécessité qui nous a poussé vers un compromis. "

Mongomery se lève et se tourne vers la fenêtre. Les rayons du soleil irradient à travers les carreaux et réchauffent doucement la pièce.

" Il faut nous soutenir, les uns et les autres. Il faut arrêter de ressasser nos vieilles rengaines, arrêter d'encourager la haine entre nos peuples. Il faut s'unir. Contre Varma. "

Mongomery s'allume une cigarette. Il sent la fatigue l'envahir soudainement en se remémorant les années de guerre contre la Cité.

" Nous portons un lourd fardeau, il est constitué de la cruauté et de la méchanceté de mon père et de mes pairs. Maintenant qu'ils sont partis, nous pouvons avancer, enfin. "

Mongomery se retourne et braque un regard sombre sur Jericho.

" Ne sois pas impatient. Nous ne l'attendons que depuis quelques heures. La paix, cela fait des siècles ans que ce pays l'attend. "

" Vous prendrez nos chevaux. Ne vous laissez pas berner par leur petite taille, ils traversent les montagnes plus sûrement qu'une automobile. "

La mère abbesse donne le rouleau de cuir abritant un parchemin et l'échantillon scellé de sang à Kara.

" Il n'est pas d'usage qu'une fille de Dieu quitte son couvent, néanmoins tu es d'une intelligence rare. Ces deux garçons et ce parchemin ne sauraient restituer l'urgence de notre situation. "

Kara place soigneusement le précieux rouleau dans ses bâts et attrape les rênes de son cheval avec une hardiesse qui fait s'étonner l'un des garçons. Elle refuse son aide pour se hisser sur la selle. La mère abbesse les accompagne jusqu'aux portes du couvent, puis leur adresse un salut silencieux alors qu'ils s'élancent. Le passage des sabots révèle la tête noire de la femme morte, ensevelie sous la neige. Kara se signe.

" Ma soeur, on vous apprend le cheval au couvent ? "

" Non " répond-t-elle au garçon " je tiens cette maîtrise de mon enfance. "

" Oh. "

Le garçon se tait, l'autre scrute entre les tourbillons de neige.

" Comment vous nommez-vous, tous les deux ? " demande Kara.

" Je suis Vassia, lui c'est Estin. "

" Vous connaissez Jonava ? "

" Oui, ne vous inquiétez pas, nous connaissons la route. "

" Alors vous savez qu'on ne pourra pas emprunter le Col avec cette neige. Nous passerons par la vallée, n'est-ce pas ? "

" La vallée, tout à fait. " acquiesce Vassia.

" Bien, me voilà rassurée. "

Les premiers rayons du soleil viennent caresser les herbes hautes, rendues folles par les zéphyrs, et accompagnent les premiers navires en partance de la Corporation pour l'ouest.
La Corporation a toujours été portée vers l'ouest, vers ces terres qui semblent tellement lointaines et inaccessibles pour qui n'a jamais pris la mer.

C'est le cas de Zero. Elle est née ici, dans les montagnes et les plaines de l'est. Peu importe ce qui se murmure.

Elle peut le voir dans le regard des soldats qui la regardent passer, une mauvaise cigarette fripée entre les lèvres. Ils sont assis sur le bord d'un camion bâché, ou adossés à sa carlingue. Ils la regardent en la dévisageant, et crachent en la voyant passer.

" Bastardo... "

Bâtard. Chienne d'étranger. Zero était fascinée par le vocabulaire limité des gens de ce pays. Elle avait parcourue Las Ilanuras d'est en ouest, explorée les plaines autour de la Cidadela et les faubourgs des grandes villes Landaises. Et bien que les habitants de ce pays ne peuvent pas se sentir, il y a une chose autour de laquelle ils se fédèrent, l'envie insoutenable et permanente de lui rappeler qu'elle n'est pas d'ici.

Zero pensait qu'on l'insulterait de sorcière ou de démon. Mais bien avant les cicatrices luisantes sous le soleil, bien avant les peintures de guerre et son allure de tueuse, c'est son teint pâle et ses traits qui marquent les esprits. Ils se focalisent sur ses yeux en amande avant de partager son regard et de chercher à voir plus loin que son regard d'acier. Ils apprendraient bien plus en partageant son regard.

Ils ne peuvent le soutenir. Ils voient Zero, le bâtard de la Cidadela, la femme au corps d'homme et son cheval pâle qui est annonciateur de malheurs. Ils voient la lame accrochée à sa cuisse, et le fusil dans son dos. Ils voient les traces de sang sur ses phalanges, ses cheveux rasés sur le côté et tiré en chignon sur l'arrière de son crâne.

Ils ont peur et ils la haïssent pour cela.

Et cet état de fait lui convenait parfaitement. Les siens savent, elle n'avait pas besoin de plus. Ses exploits résonnent dans les montagnes et montent vers le ciel. Elle est adulée en tant que l'un des cavaliers de la Cité, elle est respectée de tous, malgré la haine du maître de la Cidadela envers sa personne. Cela lui suffisait.

Il fallait que la guerre se termine entre la Cidadela et les Landes, que Las Ilanuras se retrouve. Elle allait devoir fréquenter les autres, les citadins, les arrogants et les prétentieux.

Elle n'avait qu'une envie. Que la guerre reprenne son cours, et avec elle, sa vie d'avant.

" Et d'où cela vient-il ? "

" De l'ouest. Les bouteilles viennent de Tarkan. "

" Fabuleux. "

La princesse admire un moment les bulles d'or dans son verre.

" C'est comme de l'or liquide. "

" L'or plaît aux princesses. "

La princesse dirige ses yeux noirs vers l'homme assis à côté d'elle.

" L'or est avant tout le démon des hommes. J'ai ouï dire que mon oncle a enfin fait ouvrir des mines à Sighourine. Il en a fallu, du sang et de la poudre pour pouvoir pénétrer les profondeurs de la terre. "

" Et quel est le démon des femmes ? "

" Parler pour ne rien dire m'ennuie. " décrète la princesse en reposant son verre.

" Monsieur le ministre vous attend dans son bureau, de l'autre côté de la propriété. "

Le valet jette un regard noir à la voyageuse, à ses pantalons usés par la poussière et au cheval efflanqué qui piétine la pelouse soigneusement entretenue.
Zero ignore dignement le mépris du serviteur, forcée de constater que malgré son appartenance à un peuple d'oppresseurs, le ministre s'est trouvé une foule de suivants. Elle ne peut songer cyniquement que son statut de bâtarde des nations aurait été plus confortable avec un bon paquet d'argent.

Elle fait mine de vouloir traverser la pelouse en compagnie du cheval pâle. Ne tenant plus, le valet s'exclame, horrifié.

" Vous n'allez tout de même pas traverser le jardin avec cette bête ? "

Zero interrompt sa marche et se retourne vers le valet, lui jetant à son tour un regard mauvais, qu'il ne peut soutenir. Elle flatte l'encolure de son compagnon de voyage et réplique d'une voix sèche.

" Il a participé à toutes mes batailles depuis que je suis partie en guerre. Nous avons remporté, ensemble, de nombreuses victoires. "

Sa voix glacée détonne avec la chaleur des lieux.

" Et toi ? Qu'est-ce que tu as fais d'admirable ? "

Le valet baisse les yeux et ne réplique pas. Il laisse Zero traverser la pelouse avec son cheval, mais ne peut s'empêcher de relever la tête, scandalisé, quand l'odeur du crottin vient chatouiller ses narines.